« La complexité intrinsèque du système rend plus difficile qu’à l’époque le traitement des aspects en suspens, » déclare John Borton. Photo © Le Projet Sphère
Il y a vingt ans, la tragédie du génocide rwandais commençait le 7 avril 1994. En trois mois à peine, quelque 800 000 hommes, femmes et enfants étaient assassinés dans un massacre que la communauté internationale des nations ne sut pas endiguer. Deux millions environ de personnes prirent la fuite, se réfugiant en Tanzanie et au Zaïre (devenu entretemps la République démocratique du Congo) voisins, tandis qu’un autre million de personnes était déplacé à l’intérieur du Rwanda.
La réponse humanitaire internationale à la crise au Rwanda et, en particulier, à l’exode massif de réfugiés (à la mi-juillet 1994, en seulement quatre jours, 850 000 personnes s’enfuirent vers la ville de Goma dans le Zaïre oriental) fut la plus importante de l’histoire.
Et elle ne fut pas facile : à la fin juillet, durant une éruption de choléra, le taux de mortalité à Goma était le plus élevé jamais enregistré au sein d’une population de réfugiés. À la fin de l’année, 80 000 personnes avaient perdu la vie dans des camps de réfugiés et de déplacés internes, victimes essentiellement du choléra et de la dysenterie.
Sept mois après le début du génocide, une évaluation multinationale multidonateurs sans précédent était lancée : l’Évaluation conjointe de l’aide d’urgence au Rwanda (JEEAR, selon son sigle en anglais). Celle-ci était composée de quatre études séparées. La troisième d’entre elles, la plus importante, était entièrement consacrée à la réponse humanitaire et à ses effets.
On considère aujourd’hui unanimement que cette Étude III de la JEEAR a fait office de catalyseur pour plusieurs initiatives humanitaires fondamentales axées sur la qualité et la redevabilité, parmi lesquelles le Projet Sphère.
Pour évoquer l’impact du rapport d’évaluation du Rwanda sur les efforts d’amélioration de la qualité et de la redevabilité au sein du secteur humanitaire, nous nous sommes entretenus avec John Borton, chef de l’équipe de la JEEAR qui a préparé l’Étude III.
En l’absence d’une politique efficace et d’une réponse militaire au génocide de la part de la communauté internationale, l’évaluation a été des plus critiques. Dans ce contexte, l’action humanitaire s’est substituée à l’action politique, et les agences humanitaires ont dû travailler dans des situations extrêmement éprouvantes, presque impossibles.
Pour l’essentiel, il nous est apparu que les agences humanitaires avaient accompli du bon travail, mais nous avons également mis à jour des lacunes, notamment une incapacité à anticiper et à mieux gérer l’énorme afflux de réfugiés à Goma, ainsi que le travail insatisfaisant et le manque de professionnalisme de certaines agences. Le rapport d’évaluation a rendu possible l’identification de failles et a permis de se concentrer sur la manière de les gérer en proposant des recommandations solides.
L’une d’entre elles stipulait qu’une forme de réglementation ou de mise en application était nécessaire pour que les agences adhèrent au Code de Conduite de la Croix-Rouge et des ONG qui venait d’être publié et aux quelques standards internationaux disponibles à l’époque.
Cette recommandation se basait sur ce que nous avions observé à Goma. L’aéroport à proximité, l’importante couverture médiatique et l’autorité gouvernementale fragilisée avaient permis à des organisations non professionnelles de se présenter sans problème avec un avion-cargo et de s’autoproclamer « ONG humanitaires ».
Bien entendu, certaines excellentes agences avaient effectué un travail irréprochable dans cette situation épouvantable. D’autres en revanche n’étaient tout simplement pas à leur place. Ainsi, nous avons rencontré une ONG qui avait laissé des personnes sans assistance sous perfusion pendant l’épidémie de choléra, contribuant ainsi probablement à la mort évitable de certaines des personnes affectées.
Pour traiter le problème des différents niveaux de qualité et de professionnalisme au sein du secteur humanitaire, l’ébauche du rapport de l’Étude III présentée en octobre 1995 avait recommandé la création d’un système d’accréditation des ONG, afin de garantir que les destinataires reçoivent un standard professionnel acceptable de services et de soins.
Cette recommandation a fait débat. Si nous nous en sommes tenus à notre conviction qu’un système d’accréditation serait nécessaire pour générer le changement nécessaire, nous avons accepté l’argument affirmant qu’il valait mieux essayer d’éviter qu’un mécanisme externe ne soit imposé aux ONG.
Par conséquent, le rapport de synthèse final de l’évaluation proposait deux options : une réglementation autogérée par des réseaux d’ONG ou un système d’accréditation international à mettre au point par les agences de bailleurs, de l’ONU et de la Croix-Rouge ainsi que les ONG.
Peu après avoir présenté notre ébauche de rapport, nous avons appris que des discussions préliminaires étaient déjà en cours entre certaines des plus importantes ONG pour mettre au point une série de standards humanitaires. Dans les semaines qui ont précédé la remise du rapport final, une sorte de processus parallèle s’était organisé entre l’équipe de l’Étude III et les personnes impliquées dans ces discussions.
Savoir que le rapport d’évaluation amènerait probablement à recommander un mécanisme d’accréditation a motivé ces discussions. Cette « fécondation croisée », pour ainsi dire, a été facilitée par le fait que certains acteurs – Peter Walker, Nicholas Stockton et Joel McClellan – étaient impliqués dans ces discussions, tout en siégeant au Comité directeur de la JEEAR.
Nous avons intégré à la version finale de l’Étude III le développement d’une proposition pour établir des standards humanitaires. Nous ne pouvions prévoir le futur et ignorions comment la situation évoluerait, mais cela semblait être une bonne initiative, de telle sorte que le rapport final a apporté son soutien à ce qui finirait par devenir le Projet Sphère.
Le rapport de la JEEAR a également recommandé la création d’une fonction de médiateur humanitaire, afin d’établir un système de réclamations sur la performance des agences qui pourraient être présentées à une autorité indépendante. Un an plus tard, des agences britanniques se sont attelées au développement du Humanitarian Ombudsman Project, un projet qui deviendrait par la suite le Partenariat International pour la Redevabilité Humanitaire (HAP International).
L’important Comité directeur de la JEEAR regroupait donateurs, l’ONU, la Croix-Rouge et des ONG, ce qui était tout à fait inhabituel à l’époque. Dans la foulée, nous avons développé l’idée de créer une sorte de groupe similaire qui mettrait tout particulièrement l’accent sur les aspects de la redevabilité et de la performance. Nous avons ainsi posé la première pierre du Réseau d’apprentissage actif pour la redevabilité et la performance dans l’action humanitaire (ALNAP).
Le génocide rwandais a été tout à la fois une gigantesque tragédie humaine et un traumatisme pour les agences humanitaires qui les a amenées à chercher à améliorer leur performance et la redevabilité.
Les agences ont été particulièrement alarmées de constater que lors de leur réponse immédiate à l’énorme afflux de réfugiés au Zaïre oriental, elles n’avaient pas uniquement porté secours aux civils, mais aussi aux personnes qui avaient exécuté les massacres. Elles ont éprouvé les pires tourments lorsqu’elles ont compris qu’elles avaient « nourri les assassins ».
De notre point de vue, ce problème n’était pas une responsabilité principale des agences humanitaires. Il requérait l’intervention du Conseil de Sécurité de l’ONU et de forces militaires. L’ONU avait d’ailleurs proposé la création d’une force de maintien de la paix pour préserver la sécurité dans les camps, séparer les différents groupes de réfugiés et éloigner les camps de la frontière avec le Rwanda, mais un seul pays a mis à disposition des troupes, et cette force n’a finalement pas vu le jour. Autant dire que les agences humanitaires étaient dans une impasse.
Elles apportaient souvent leur aide pendant la journée et se retiraient des camps la nuit pour des raisons de sécurité. Un vrai dilemme. La plupart des agences ont alors considéré que dans leur majorité, les réfugiés avaient besoin de leur aide, et ont donc continué leur action. D’autres en revanche ont choisi de l’interrompre et se sont retirées des camps.
L’époque était traumatisante et a véritablement marqué toutes les agences. Je dirais que le rapport d’évaluation du Rwanda a dynamisé et a mis en exergue cette angoisse. À ce titre, le rapport d’évaluation donc a bel et bien été le vecteur d’un changement significatif. Il a été baptisé « évaluation repère ». À n’en pas douter, il s’agissait à l’époque de la plus importante évaluation d’une opération humanitaire. Elle s’est confrontée à quantités d’aspects et a analysé la performance de tout le système – une nouveauté.
Rétrospectivement, je peux dire que cela a été un privilège d’être impliqué dans une évaluation qui a formulé certaines bonnes recommandations et a aidé la communauté internationale et la communauté des ONG à se lancer dans une entreprise qui finirait par déboucher sur des changements importants. Certaines des motivations pour ces changements existaient déjà, mais je pense qu’il n’est pas exagéré d’affirmer que l’évaluation a apporté un regain de dynamique et que, dans une certaine mesure, elle a aidé ces changements à se frayer un chemin.
La fin des années 1990 et le début des années 2000 a été une période très créative dans le secteur, jalonnée de quantité d’événements positifs. Le Code de conduite de la Croix-Rouge et des ONG a été publié en 1994, en plein génocide rwandais. Puis, comme je l’ai déjà mentionné, ALNAP, HAP et le Projet Sphère ont vu le jour. People In Aid a publié pour la première fois son Code de bonne pratique en 1997.
Dans le monde francophone, des initiatives comme Coordination SUD et Groupe URD se sont penchées à cette époque sur les aspects de la qualité de l’assistance humanitaire. En 1999, le Groupe URD a commencé à développer sa méthode d’assurance qualité pour les projets humanitaires.
En l’an 2000, à Genève, j’ai sciemment posé la question dès le titre d’une présentation : « Sommes-nous en présence d’une révolution de la redevabilité ? ». Je souhaitais mettre un coup de projecteur sur tout ce qui se passait et amener mon public à voir les événements comme une possible révolution au sein du secteur.
Cette « révolution » a-t-elle exploité tout son potentiel ? Elle a réussi de grandes choses. Mais tout en admirant tout ce qui a été réalisé, je me demande si nous n’avons pas contourné certains des aspects que le rapport d’évaluation du Rwanda avait cherché à mettre en évidence. Des compromis ont été faits, et les structures créées sont loin d’être parfaites. C’est pourquoi j’estime que de nombreux défis demeurent encore dans le paysage.
Le secteur est nettement plus vaste et plus complexe qu’il y a vingt ans. Davantage d’agences et de personnes sont impliquées, et les niveaux de financement sont également nettement plus importants. La palette de l’assistance s’est en outre étoffée : services psychosociaux, éducation et moyens de subsistance font désormais office de services humanitaires de base. De nouveaux acteurs ont fait leur apparition – du secteur privé au militaire. La complexité intrinsèque du système rend plus difficile qu’à l’époque le traitement des aspects en suspens.
Un problème fondamental demeure : en dépit de tout le travail réalisé autour des standards et de la redevabilité, des agences non qualifiées et non professionnelles ont pu atterrir à l’aéroport de Port-au-Prince après le tremblement de terre d’Haïti en 2010 et y déployer leurs programmes sur le terrain. Exactement comme à Goma il y a vingt ans. Elles n’auraient même pas dû se trouver sur place !
Je trouve bien triste que tous nos efforts collectifs pour améliorer la redevabilité et la performance n’aient pas permis de créer un mécanisme pour éviter de tels cas de figure. Un système d’accréditation des agences humanitaires internationales demeure nécessaire, afin d’éviter que des agences non qualifiées et non professionnelles entrent en contact avec les populations affectées.
En conséquence, si je suis fier de tout ce qu’a accompli et mis en place le rapport d’évaluation du Rwanda, je regrette que le système n’ait pas été mieux en mesure de gérer les aspects de compétence pour établir qui peut travailler dans des opérations d’urgence et qui peut lever des fonds en qualité « d’agence humanitaire ».
Nombre des défis n’ont pas disparu et sont devenus plus complexes. Ils sont même devenus plus compliqués à relever.
Si la création et le développement du Projet Sphère est une entreprise constructive et positive, il n’en demeure pas moins que certains des problèmes à l’origine de Sphère et de toute l’énergie dépensée autour de la qualité et des standards après le génocide rwandais n’ont toujours pas été résolus.
Je pense que Sphère a réalisé de grandes choses en fournissant un langage commun qui va au-delà des sociétés, des cultures et des langues. Cela étant, je me demande combien d’agences contrôlent véritablement leur performance à l’aune des standards Sphère et partagent les résultats avec leurs partisans et d’autres agences. Certains bailleurs exigent qu’on leur rende des comptes sur l’usage des standards Sphère, mais ils ne constituent qu’une petite minorité.
Ne serait-il pas fantastique que toutes les agences rapportent pour chacune de leurs opérations leurs progrès en établissant si elles ont atteint ou dépassé les standards Sphère ? De telles informations seraient incroyablement utiles pour la coordination, le plaidoyer et la formation.
Personnellement, je ne pense pas que le potentiel de Sphère pour doper une amélioration de la qualité ait été pleinement exploité. Nous disposons de cette magnifique série de standards et d’indicateurs, développés par des experts issus d’un grand nombre d’agences, qui fournit un cadre pour améliorer la performance dans le secteur humanitaire… Mais à mon sens, pour réellement exploiter le potentiel de Sphère, il manque une impulsion, un suivi plus conscient de ces standards et indicateurs et davantage d’ouverture de la part des agences à l’heure de partager leurs résultats.